L'éternel
retour de la figuration du presque même
(Claude Minière)
Le défi que comporte la question de la figuration de l'homme,
de la figure humaine, est certainement ce qu'il y a de plus passionnant...
La manière dont monte et tombe dans l'espace devant nous une
forme, une découpe, silhouettée, emboutie, dispersée
et ramassée, forme unique et déchirée, fixée
et instable, définie et toujours "bougée" (reconnaissable
?)... Autrement, sinon ? Autrement l'on a des "carnets de notes",
des notes ethnographiques qui continuent de répéter l'obsession
que nous avons de nos origines et de notre histoire. Mais la "figure"
humaine (je ne veux pas dire spécialement le visage ou la face,
mais cet esprit de contre-jour qui fait qu'une surface et un
certain contour sont reconnus comme posant la question de la représentation
humaine sans psychologie, sans intériorité) vide tout
ça d'un coup. En occident, à travers l'histoire de la
peinture, la question de la figuration est tellement revenue, elle a
tant de fois fait retour en s'oxydant et décapant alternativement
qu'elle est devenue, au sens fort, un problème formel
: un problème de forme, une question d'abstraction, sans
plus le souci de l'identité et, paradoxalement, débarrassée
de tout anthropocentrisme. Ainsi la succession des "écoles",
des styles, des manières (ou le Maniérisme n'est
qu'un exemple parmi d'autres, peut-être le plus évident)
s'est-elle jouée sur ce registre principalement, sur ce critère
de la forme donnée à la forme humaine. Mais les jeux sur
la forme sont les plus importants : ce sont eux qui emportent la question
du Je, la question du "comment nous nous voyons" ou,
plus exactement, du comment nous pouvons toujours reprendre à
zéro cette question neuve, dégagée, étrange
tant elle a été posée déposée des
milliers de fois au point de devenir abstraction, au point de devenir
"formelle".
Tant de réponses
ont été alors apportées que la question s'est,
non pas dissoute mais dissolue, comme on dit "une vie dissolue".
L'expression "retour de la figuration" a donc été,
soit dit en passant, des plus malheureuses, des plus dépourvues
de sens puisque la langue de la figuration n'a cesse de se retourner,
dans sa tombe ou dans sa bouche. Quant à savoir s'il s'agit là
d'un problème linguistique, la question concerne aujourd'hui
à nouveau semble-t-il toutes les formes d'interventions
artistiques, toutes les "lectures" de l'art : les jeux
linguistiques y fonctionnent comme "jeu dans les articulations",
notamment pour ce qui est de définir la représentation.
Il n'y a pas de métalangage, il n'y a pas de question de la question,
de visage derrière le masque. Mais, de l'être une distance
de soi à soi. C'est là qu'il devient un personnage
(en latin, "persona" : masque).
Comment nous
nous imaginons et envisageons dans l'espace contemporain ? Par espace
il ne faut pas seulement entendre une qualité physique, naturelle,
de sensations et perceptions; certes il faut l'entendre mais aussi comprendre
"espace mental", élaboré, espace "idéologique",
espace de nos pensées, et conceptions, l'espace entre nous, de
nous à notre corps. L'homme (l'être humain) est-il ça
? L'idée de l'homme se tient-elle ainsi, marche-t-elle
de cette façon ? Est-ce au fond cela sa "dégaine",
son allure ? Est-ce l'ombre qui le suit, et qui, d'abord, vient au-devant
de lui ? Est-ce cette empreinte de l'espace qu'il "prend"
provisoirement, avec insistance, qu'il prend passagèrement comme
prend un ciment ? Est-ce du temps qu'il efface, qu'il "bouge"
? Est-ce bien ce trou qu'il fait sur le fond, détaché
du fond, dans la question de fond, dans sa course trébuchante,
congédiée ("Abschied" disaient les romantiques
allemands), et "revenant", avec sa motion cassée, mécanique,
tache aléatoire, énorme figurine, en déclic ?...
La surface, la sur-face que prend la figure humaine, jamais assurée.
Pour saisir, toujours apparition, la singularité de sa "position".
Est-ce la
rectification qu'il fallait apporter (qu'il fallait qu'un artiste
apportât) au catalogue de représentations, aux variations,
déformations, reformations qui ont construit notre miroir ? Est-ce
ainsi que l'on peut continuer et que, sans iconoclastie, on peut apporter
sa petite part d'eau, de vide, au moulin à papier parce que,
même sur le mur, même dans la tête, les figures tournent,
et tournent comme des enseignes ?
En tout cas,
la réponse de l'artiste est positive. Celle aussi de la danse.
La réponse de l'artiste : "J'ai depuis (depuis les
travaux réalisés lors d'un séjour à Berlin,
en 1982) remplacé le contreplaqué par un matériau
plus riche, une pâte à papier grossière.
Ce matériau permet d'élaborer le contour des figures
par déchirure..."(1). Est-ce le bord qui fait surface
? Est-ce le déchirement qui contraint la dispersion ? Est-ce
"l'arraché" qui demeure, qui demeure comme ligne ?
il ne s'agit pas d'une quelconque théorie de la Gestalt,
de la forme, de la perception, mais du profil contradictoire
des messages qui surgissent entre nos doigts et que nous envoyons dans
l'espace comme des "objets" plus ou moins identifiés.
J'ai dit (2) de la peinture qu'elle cherche son accroche. Son
accroche, ce n'est pas ses racines. Les personnages sont sortis du tableau.
L'enseigne ne nous signale plus ce qui nous attend (3). Nous n'avons
plus le regard de Murnau et ne croyons plus aux vampires. Mais des constellations
de fantômes continuent de nous intriguer, de nous pousser à
élaborer et projeter dans l'espace des "figures" transitoires.
De ces figures imaginons que - par la manche, en mémoire, pour
la conversation - vous retenez l'une : plus qu'à représenter
elle est à suivre
À suivre dans son ralenti,
en "slow motion", le long d'une très très lente
combustion.
Claude
Minière
(1) c'est
moi qui souligne.
(2) in TXT n° 20 (décembre 1986).
(3) ce qui nous "attend au tournant".