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Texte écrit pour l'exposition de Nathalie NAMIAS à la galerie Evelyne Guichard, Aoste (France), 1997

(version distribuée à l'entrée de l'exposition)

Un, deux, trois, nous irons au bois…

Ou plutôt à la campagne, déjeuner sur l’herbe… dans la très agreste galerie d’Evelyne Guichard, où Nathalie Namias nous a préparé un grand panier de pique-nique bleu au contenu ludique (sept, huit, neuf, dans mon panier neuf…).
Nous y découvrons une œuvre littéralement mise en pièces, devenue un puzzle que l’artiste nous propose de reconstituer progressivement, chacun pouvant s’essayer à remettre en place une vingtaine de morceaux, guidé par un plan et des numéros. L’œuvre en question est une photographie grand format rehaussée d’argent, précédemment exposée (1), dans le contexte d’une installation désormais démembrée. Installation documentée par deux petits cadres contenus eux-aussi dans le panier, tout comme une nappe à pique-nique et une paire d’escarpins flambant neufs, que l’artiste ne portera pas lors du vernissage, préférant évoquer la condition de quasi va-nu-pieds, qui est encore celle de nombreux créateurs.
La couleur bleue domine, ton franc et naïf, évoquant tout à la fois la féminité, le rêve et le ciel, dont les nuées se retrouvent sous la forme de moules à gâteaux géants, en plâtre blanc, qui entourent le panier. Et si les escarpins sont un paradigme de l’objet fétichiste, rappelons que l’expression moule à gâteaux est une métaphore du sexe féminin (2). L’innocence ludique est ici sous-tendue tant par la gravité de l’expérience intime que par une critique ironique de l’image sociale de l’artiste-femme. Ambiguïté de l’œuvre qui est voulue, recherchée, car génératrice de polysémie.
Cependant avant de parvenir à cette installation, le visiteur aura pénétré la galerie par une première salle qui le confronte avec son reflet dans un miroir. Ce rapport au corps, parfois difficile, a suggéré à l’artiste un ensemble d’œuvres sur le thème de la représentation de la sexualité. Représentation susceptible d’être visée par l’article 227-24 du Nouveau code pénal (3), incontestablement utile pour protéger la sensibilité des enfants, mais pouvant par son imprécision restreindre la liberté d’expression et de création, lorsque invoqué par ceux — hélas nombreux — pour qui toute sexualité est forcément obscène.
Ici, Nathalie Namias s’inspire des revues érotico-pornographiques, hypocritement étalées dans les kiosques à journaux, au vu de tous. Revues au contenu vulgaire destiné à égayer un quotidien parfois tristounet, et dont l’artiste a patiemment recopié les couvertures de sa main, que ce soit par le biais du dessin ou de la pâte à modeler.
La seconde salle de la galerie est également consacrée à un problème de société majeur, autre menace pesant sur la liberté d’expression : le Front national. La question qui se pose d’emblée est de savoir s’il est possible par l’art de changer les choses, et de quelle façon ?
En réponse à cette question, l’artiste, plutôt qu’une œuvre dénonciatrice, militante, préfère une approche plus obsessionnelle, ressassant par trois fois les lettres T.O.U.L.O.N., les désignant comme une idée noire qu’on ne peut chasser de l’esprit.
Le ressassement obsessionnel peut d’ailleurs apparaître comme véritablement paradigmatique du processus de travail de Nathalie Namias  : “Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage” (4)… Le sujet de l’œuvre est pour elle avant tout un moteur, prétexte à toute une série de manipulations destinées à l’épuiser. Et ces manipulations sont nombreuses et diverses : décalquage puis lavage, modelage, moulage, photographie, rehauts de peinture, masquage, découpage, assemblage… La préférence est donnée aux techniques manuelles, artisanales, jamais cependant pour mettre en valeur une quelconque virtuosité, mais bien plutôt pour une appropriation, une incorporation du sujet, qui — au contraire de nombre d’artistes actuels — n’est pas présenté ready-made, mais toujours élaboré, maintes fois transformé : il faut que “ça donne autre chose”. Remarquons également que certaines de ces techniques (le moulage, la photographie) permettent une inversion complète : du positif au négatif, du relief au creux, du plein au vide… et d’entrer dans le domaine du leurre visuel, où toute chose peut dire son contraire. L’approche optique de l’œuvre rivalise avec la dimension haptique apportée par le choix des matériaux : plâtre, caoutchouc, silicone… qui évoquent le monde de l’industrie, où s’opère là aussi la transformation incessante de la matière.

Catherine LOTH - Septembre 97

(1) En janvier 97 à l’Embarcadère (Lyon).
(2) Cf. le catalogue de l’exposition L’empreinte, sous la direction de Georges Didi-Huberman, éditions du Centre Georges Pompidou, page 151.
(3) “Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de porter gravement atteinte à la dignité de la personne humaine, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de 3 ans d’emprisonnement et de cinq cent mille francs d’amende lorsque le message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur.”
(4) Boileau.

 

(version pour le dépliant édité à cette occasion)

Un, deux, trois, nous irons au bois…Ou plutôt à la campagne, déjeuner sur l’herbe… dans la très agreste galerie d’Evelyne Guichard, où Nathalie Namias nous a préparé un grand panier de pique-nique bleu au contenu ludique (sept, huit, neuf, dans mon panier neuf…).
Nous y découvrons une œuvre littéralement mise en pièces, devenue un puzzle que l’artiste nous propose de reconstituer progressivement, chacun pouvant s’essayer à remettre en place une vingtaine de fragments, guidé par un plan et des numéros. L’œuvre en question est une photographie grand format rehaussée d’argent, précédemment exposée (1) dans le contexte d’une installation désormais démembrée. Installation documentée par deux petits cadres contenus eux-aussi dans le panier, tout comme une nappe à pique-nique et une paire d’escarpins flambant neufs, que l’artiste ne portera pas lors du vernissage, préférant évoquer la condition de quasi va-nu-pieds, qui est encore celle de nombreux créateurs.
La couleur bleue domine, ton franc et naïf, évoquant tout à la fois la féminité, le rêve et le ciel, dont les nuées se retrouvent sous la forme de moules à gâteaux géants, en plastiroc blanc, qui entourent le panier. Et si les escarpins sont un paradigme de l’objet fétichiste, rappelons que l’expression moule à gâteaux est une métaphore du sexe féminin (2). L’innocence ludique est ici sous-tendue tant par la gravité de l’expérience intime que par une critique ironique de l’image sociale de l’artiste-femme. Ambiguïté de l’œuvre qui est voulue, recherchée, car génératrice de polysémie.
Cependant avant de parvenir à cette installation, le visiteur aura pénétré la galerie par une première salle qui le confronte avec son reflet dans un miroir. Ce rapport au corps, parfois difficile, a suggéré à l’artiste un ensemble d’œuvres sur le thème de la représentation de la sexualité. Représentation susceptible d’être visée par l’article 227-24 du Nouveau code pénal (3), incontestablement utile pour protéger la sensibilité des enfants, mais pouvant par son imprécision restreindre la liberté d’expression et de création, lorsque invoqué par ceux — hélas nombreux — pour qui toute sexualité est forcément obscène.
Ici, Nathalie Namias s’inspire des revues érotico-pornographiques, néanmoins hypocritement étalées dans les kiosques à journaux, au vu de tous. Revues destinées à égayer un quotidien parfois tristounet, et dont l’artiste a patiemment recopié les couvertures de sa main, que ce soit par le biais du dessin ou de la pâte à modeler.
La seconde salle de la galerie est également consacrée à un problème de société majeur, autre menace pesant sur la liberté d’expression : le Front national. La question qui se pose d’emblée est de savoir s’il est possible par l’art de changer les choses, et de quelle façon ?
En réponse à cette question, l’artiste, plutôt qu’une œuvre dénonciatrice, militante, préfère une approche plus obsessionnelle, ressassant par trois fois les lettres T.O.U.L.O.N., les désignant comme une idée noire qu’on ne peut chasser de l’esprit.
Le ressassement obsessionnel peut d’ailleurs apparaître comme véritablement paradigmatique du processus de travail de Nathalie Namias  : “Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage” (4)… Le sujet de l’œuvre est pour elle avant tout un moteur, prétexte à toute une série de manipulations destinées à l’épuiser. Et ces manipulations sont nombreuses et diverses : décalquage puis lavage, modelage, moulage, photographie, rehauts de peinture, masquage, découpage, assemblage… La préférence est donnée aux techniques manuelles, artisanales, jamais cependant pour mettre en valeur une quelconque virtuosité, mais bien plutôt pour une appropriation, une incorporation du sujet, qui — au contraire de nombre d’artistes actuels — n’est pas présenté ready-made, mais toujours élaboré, maintes fois transformé : il faut que “ça donne autre chose”. Remarquons également que certaines de ces techniques (le moulage, la photographie) permettent une inversion complète : du positif au négatif, du relief au creux, du plein au vide… et d’entrer dans le domaine du leurre visuel, où toute chose peut dire son contraire. L’approche optique de l’œuvre rivalise avec la dimension haptique apportée par le choix des matériaux : plâtre, caoutchouc, silicone… qui évoquent le monde de l’industrie, où s’opère là aussi la transformation incessante de la matière.

Catherine LOTH (Septembre 97)

(1) En janvier 97 à l’Embarcadère (Lyon).
(2) Cf. le catalogue de l’exposition L’empreinte, sous la direction de Georges Didi-Huberman, éditions du Centre Georges Pompidou, page 151.
(3) Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de porter gravement atteinte à la dignité de la personne humaine, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de 3 ans d’emprisonnement et de cinq cent mille francs d’amende lorsque le message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur.”
(4) Boileau.