kl loth : art contemporain et écriture






"Bonjour Monsieur Bouton !" (2002)

(à propos de Michel Jeannès, dans le cadre de l'œuvre participative La Mercerie)

La Mercerie est à la fois et une entité poétique et poïétique et un collectif artistique développant une pratique en contexte.
Co-fondateur du collectif dont il est la cheville ouvrière, Michel Jeannès développe une "Zone d'intention Poétique" (ZIP) autour du bouton envisagé comme métaphore du lien et "Plus petit objet culturel commun" (PPOCC). Cette Z.I.P., vectorisée par la participation sociale, est génératrice de mises en œuvres les plus diverses : recueils de témoignages écrits, constitution d'une bibliothèque virtuelle, événements, objets, documents vidéos et sonores, installations, expositions, conférences, publications...

Vous pouvez retrouver La Mercerie sur le réseau, ainsi que deux autres œuvres de Michel Jeannès : La World Sunset Bank, et 1000emile.
Michel Jeannès est l'auteur du livre Zone d'intention poétique (paru en février 2005 aux éditions La Lettre volée, Bruxelles).


exposition de La Mercerie

Une tonne de boutons installée par La Mercerie dans le cadre de l'exposition Avis d'art en Aravis
Thônes, avril 2007
photo © kl loth 2007


Du concept "d'appropriation" et de sa portée dans le champ de l'art contemporain

Dans le texte ci-dessous, Catherine Loth confronte - depuis le point de vue du critique d'art - l'appropriation par les habitants d'un "Monsieur Bouton" à des problématiques internes au champ de l'art contemporain : la notion d'auteur et d'œuvre, la spécificité de la démarche artistique de Michel Jeannès par rapport à des stratégies du passé récent, les habitudes perceptives.

Bonjour Monsieur Bouton !

"Monsieur Bouton" : c'est ainsi que Michel Jeannès - dans le cadre de La Mercerie, une œuvre participative de grande ampleur qu'il a initiée -, se voit rebaptisé(1) par les membres de la "communauté d'accueil" de son projet.
Or, si apercevoir Michel Jeannès fait penser au petit objet qui attache nos vêtements, réciproquement, l'apparition inopinée d'un bouton, que ce soit dans un texte, un film... nous fait penser à lui.
Ce qui pose une fois encore la question de l'appropriation d'un fragment du monde réel par l'artiste.
Souvenons-nous : à César donc, ce qui lui revient, les compressions et les expansions, à Arman, les accumulations, le plein, à Klein, le vide, à Raynaud, les carreaux blancs, à Toroni, les empreintes de pinceau n° 50, à Buren, les rayures...
Depuis le ready-made - présentation d'un objet détourné de la réalité, non modifié -, l'artiste ne s'affirme plus par son style, mais par ses choix, ses appropriations... Comment alors satisfaire aux exigences de l'ego ? Comment se démarquer des artistes rivaux ?(2)
L'appropriation deviendra vite une stratégie carriériste, dans les années soixante, soixante-dix, avant qu'une nouvelle génération ne s'acharne à brouiller les pistes(3).
Stratégie que Ben dénonce dès le début des années soixante en la poussant à son paroxysme, essayant frénétiquement de tout signer(4) (mais a-t-il pensé au bouton ?).
Cependant l'appropriation la plus réussie est celle des rayures par Buren(5). Ah les rayures ! Au départ le choix d'un tissu neutre, quelconque(6). Un certain nombre d'années plus tard... les rayures ont perdu toute neutralité(7), et cela bien au delà du petit monde des amateurs d'art(8).
Curieusement, de l'aveu de l'artiste, ce n'était pas une volonté d'appropriation(9). Les rayures sont un outil, en quelque sorte le doigt qui montre la lune... Un outil donc, qui désigne le support de l'œuvre et le contexte où elle apparaît. Mais qui, parce qu'il prend à rebours les habitudes perceptives du spectateur, suscite souvent le contresens.

Tout dans la démarche de Michel Jeannès va à l'encontre d'une stratégie d'appropriation.
Ainsi il s'est intéressé au bouton car il représente pour lui le "Plus Petit Objet Culturel Commun". Oui COMMUN.
L'œuvre est participative, son fonctionnement est celui d'une mise en réseau. Les auteurs des participations sont en valeur...
Or que constate-t-on ? Malgré la mise en réseau, il n'y a qu'un seul M. Bouton (et on l'a repéré, celui-là...).

Peut être faut-il voir alors dans le rapprochement Bouton/Michel Jeannès, l'activation d'un processus mental quelque part du côté de la madeleine(10) de Proust... un souvenir involontaire, quoique plus de l'ordre de la schématisation intellectuelle...
Quoi qu'il en soit, un processus mnésique, probablement nécessaire... et dont le sens n'est peut être rien de plus que notre souhait de mettre en ordre le monde. Un processus commode dont le prix à payer est le cheminement qu'il impose ensuite à notre pensée.
Une sorte de fil conducteur... cousu au bouton !

Catherine LOTH (février 2002)

(1) "Les premières marques d'appropriation de ma présence par les habitants du quartier me sont données au bout de quelques semaines par des femmes avec qui j'ai pu bavarder en compagnie des travailleurs sociaux [...]". (Michel Jeannès, Zone d'intention poétique, Bruxelles, éd. La Lettre volée, 2006, p. 27)

(2) L'artiste qui entre ou qui "est entré" dans le réseau est contraint d'accepter ses règles s'il veut y rester. [...] Pour que son œuvre sature le réseau et soit montrée partout à la fois en même temps, il faut qu'on le reconnaisse à un signe d'identité. (Anne Cauquelin, L'Art contemporain, PUF, coll. "Que sais-je ?", 1992, p. 56).

(3) Notamment Les Ready-made appartiennent à tout le monde®, dont les œuvres et textes portent la signature de leurs commanditaires, ou encore les artistes "appropriationnistes" (tiens... un autre usage de ce mot !) aussi appelés "simulationnistes", tels Elaine Sturtevant ou Sherrie Levine, qui tentèrent, par la copie, de se réapproprier les œuvres d'artistes renommés (!).

(4) cf. Catherine Millet, L'Art contemporain en France, Flammarion, 1987, p. 181.

(5) Nous nous intéressons ici aux idées "reçues", fortement opérantes. Par conséquent ce texte ne rend pas compte de la profondeur de la réflexion menée par Buren (mais aussi Mosset, Parmentier, Toroni) sur les liens qui unissent l'auteur à son œuvre.

(6) "Est-ce que vous voulez attirer l'attention sur la beauté de la toile de store ?" demande Georges Boudaille en mars 1968. "Non, rétorque Buren, je ne pense pas qu'une toile rayée soit d'un intérêt quelconque". ("D.B. entretien avec Georges Boudaille", Arts, 13 mars 1968)

(7) cf. Catherine Grout, Pour une réalité publique de l'art, éd. L'Harmattan, 2000, p. 55.

(8) Un magazine de décoration allant même jusqu'à proposer des aménagements de meubles et d'objets en hommage à Buren ("Dans la ligne de Buren : l'année rayée", Maison française n° 408, juillet-août 1987, p. 108).

(9) "Dans un premier temps, bien que ce soit exactement le même tissu qu'aujourd'hui, je l'ai utilisé dans l'optique de faire une peinture « au niveau zéro »". (Daniel Buren. Entrevue, Conversations avec Anne Baldassari, Musée des Arts Décoratifs-Flammarion, 1987, p. 12)

(10) Et lorsque Hitchcock nomme Madeleine l'un des personnages du film Vertigo, nous savons alors que cette femme a quelque chose à voir avec un souvenir enfoui, et que - forcément - elle va se dérober...



Monsieur Bouton

Monsieur Bouton pose devant l'œuvre de Geneviève Böhmer, Le buisson-ardent, 1982.
Station de métro Place Guichard, en surface, au niveau du 67 rue Moncey. Lyon 3eme.
3 juillet 2009 (photo KL)
(extrait de l'album photo "Suivez le Guide (1)")

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